L’alignement du financement bancaire et de l’investissement sur les objectifs de l'ONU
L’alignement du financement bancaire et de l’investissement sur les objectifs de développement durable de l’ONU.
Interview de François Pacquement, chargé de mission histoire et réflexion stratégique à l’Agence
Française de Développement (AFD)
Dans sa préface de votre dernier livre (1), Rémy Rioux, Directeur Général de l’Agence Française de Développement (2), indique que le financement du développement évolue vers l’investissement de développement durable. Pouvez-vous nous illustrer de cette évolution ?
Depuis la fin des années 1980, le concept de développement s’enrichit dans diverses composantes. L’expression « développement durable » (« sustainable development ») apparaît pour la première fois dans le rapport Brundtland (3) de 1987, qui propose d’aborder la « durabilité » sur trois fronts : croissance économique, politique sociale et protection de l’environnement. Il peut en outre être « humain » (à partir de 1990 dans les rapports sur le développement humain du PNUD -Programme des Nations Unies pour le Développement-).
En 2000, huit objectifs du millénaire pour le développement ont été adoptés, comme une sorte de niveau d’exigence minimale pour les pays en développement. Cette approche, malgré ses limites, a inspiré un élargissement à toutes les composantes, avec les dix-sept objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU décidés en 2015. La même année, à Addis-Abeba, l’ampleur des défis et la globalisation de l’agenda ont incité à une approche revisitée du financement, où l’aide au développement ne figure plus que comme une composante parmi d’autres. En outre, comme tous les pays se reconnaissent en voie de développement durable, et cherchent à apprendre les uns des autres, le concept d’aide a paru singulièrement étroit pour désigner ce qui est désormais conçu de plus en plus comme un investissement – c’est le cas à l’Agence Française de Développement.
Cette évolution se situe dans le contexte de la prise de conscience mondiale, de la notion de durabilité. A cet égard, en quoi l’année 2015 a-t-elle été charnière ?
Dans un monde de plus en plus interconnecté, interdépendant, dans ‘un monde en commun’, 2015 est marqué par trois grands moments étroitement liés : d’abord la conférence d’Addis-Abeba sur le financement, puis, à New York, l’adoption des Objectifs de développement durable (ODD) et à Paris, l’Accord sur le climat issu de la COP 21.
Les ODD justifient un consensus élargi pour un financement nouveau du développement, avec un changement d’échelle pour instaurer un mécanisme mondial d’affectation des ressources financières aux priorités et aux défis collectifs. Les inégalités imposent une redistribution internationale, par l’Aide Publique au Développement (APD) comme en ouvrant davantage l’accès aux financements.
La conférence d’Addis-Abeba suggère de passer à une approche des finances à l’échelle
mondiale, où l’APD est appelée à jouer un rôle central d’incitation, pour démultiplier les effets de levier d’autres ressources de plus en plus diverses. Les financements publics ou privés, bilatéraux ou multilatéraux, agissent chacun à leur manière avec leurs propres logiques et qualités, qu’il convient d’orchestrer au mieux du développement durable. Si une politique financière mondiale est ainsi esquissée, par-delà les flux financiers, elle intègre une spécificité : la logique de solidarité, ce qui en fait une sorte d’économie sociale et solidaire mondiale. Selon les situations, les solutions diffèrent, mobilisant entreprises, fondations, ONG, ou autres entités, agissant en complémentarité et avec des effets de leviers distincts.
Focalisons-nous à présent sur les Objectifs de Développement Durable de l’ONU : que recouvrent-ils ?
Comment décrire 17 ODD détaillés en 169 cibles (sans mettre dans ses favoris leur page dans le site des Nations Unies) (4) ? L’Agence Française de Développement les reformule en six transitions :
Démographique et sociale : financer les services sociaux de base comme l’éducation et la santé et contribuer à la qualité du lien social ;
Énergétique : assurer à tous un accès à une énergie fiable, durable, abordable et dé-carbonée pour contribuer à contenir le réchauffement climatique en dessous des 1,5 à 2°C par rapport à l’ère préindustrielle ;
Territoriale et écologique : développer durablement le potentiel de tous les territoires, urbains et ruraux, en tenant compte des enjeux écologiques et sociaux ;
Numérique et technologique : faire du numérique, des transferts technologiques et de l’innovation croisée, des leviers pour accélérer les trajectoires de développement et atteindre les ODD ;
Politique et citoyenne : réinventer des modèles de gouvernance plus inclusifs et participatifs ;
Économique et financière : promouvoir des modèles économiques et des systèmes financiers diversifiés, et orienter les ressources vers le développement durable.
Les ODD constituent donc un large cadre de référence auxquels les prêteurs et les investisseurs se réfèrent de plus en plus. Comment cela se traduit-il dans la politique de financement de l’Agence Française de Développement (AFD) et sa mise en œuvre ?
L’AFD se positionne désormais comme une plateforme bilatérale de la politique française de développement. Elle aspire à accueillir, fédérer et projeter vers les pays émergents et en développement tous ceux qui peuvent apporter des ressources, de l’expertise et des capacités d’action. Au service de la diplomatie française, au cœur de l’investissement en faveur du développement, elle souhaite être aussi une base d’innovations au service des besoins des populations et de tous les autres acteurs. L’AFD et ses filiales, Proparco et Expertise France (dès la fin de l’année), ont la capacité et la responsabilité de jouer ce rôle qui combine projection internationale et mobilisation des acteurs français et européens.
Il faut à présent rappeler que l’AFD, comme nombre d’institutions publiques bilatérales ou multilatérales d’aide au développement, a été pionnière sur l’intégration de la durabilité dans sa politique de financement, sans pour autant attendre les ODD…
Les diligences environnementales et sociales ont commencé à être prises en compte dans les bonnes pratiques publiées par l’OCDE dès le milieu des années 1980. En France, la « méthode des effets » dérivée de celle de l’analyse financière des investissements, est développée et appliquée depuis la fin des années 1960, afin de contribuer à prendre en compte les externalités des investissements. Cette méthode a été conçue dans le cadre d’une filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations (la SEDES), par l’économiste Marc Chervel et nous l’avons alors intégrée à nos procédures, aux côtés d’autres approches. Ce savoir-faire a également permis à l’AFD d’être l’une des toutes premières institutions françaises à pouvoir de refinancer sur le marché des green bonds, en 2014.
Si l’Aide Publique au Développement (APD) est, certes, très concernée par les ODD, il n’en reste pas moins que la plus grosse part des financements et investissements vient du secteur privé. Comment les
acteurs publics peuvent-ils jouer un rôle d’entrainement des acteurs privés pour l’atteinte des ODD ?
L’aide publique au développement ne représente qu’une part modique du financement des investissements nécessaires, aux côtés de financements par les entreprises (investissement direct ou de portefeuille), les banques ou les marchés, les particuliers (principalement vec les envois de fonds des travailleurs migrants). Une vision complète de ces flux, de leurs mécanismes, de leur dynamique est précieuse pour orchestrer cet ensemble de ressources afin que l’utilisation en soit optimale. Notamment, l’utilisation de l’aide peut diminuer lorsqu’un pays s’enrichit et peut alors émarger à un financement bancaire ou de marché. Ainsi, j’indique dans mon dernier livre que les apports financiers privés dépassent l’APD à partir d’un PIB de 2000 $/habitant et que les apports privés deviennent majoritaires au-dessus de 4000 $/habitant.
Dans un tel contexte, les acteurs publics (banques de développement bilatérales ou multilatérales, agences gouvernementales, collectivités territoriales) peuvent jouer un rôle pionnier, notamment dans l’utilisation des normes associées au développement durable avec un effet d’entraînement. Ainsi, par exemple, si l’on revient aux green-bonds, ce sont les émetteurs publics et parapublics qui ont bien initié le marché en 2008, ouvrant la voie aux émetteurs privés (banques commerciales, grandes entreprises) qui sont apparus en 2013. Et, depuis, la part de ces derniers dans le volume des émissions s’accroît.
Observe-t-on des signaux qui indiquent que les acteurs privés se prennent en main pour contribuer à l’atteinte des ODD ?
D’un point de vue macro-économique, de nombreuses études démontrent l’ampleur de la finance climat, qui touche aujourd’hui tous les intervenants et tous les produits. -cf. les travaux et évaluations de la Climate Policy Initiative – (5)
D’un point de vue micro-économique, je citerai un exemple, à mon avis représentatif d’une tendance de fond. Nous assistons depuis plusieurs années au développement de l’utilisation des critères ESG (6) par les gestionnaires d’actifs (Asset Managers) et les investisseurs professionnels (7). Or, de façon plus récente, ces acteurs font converger l’utilisation de ces critères avec les ODD de l’ONU, comme le montre l’enquête ESG 2019 d’un grand prestataire en services d’investissements de la place de Paris, dont 65% des répondants ont déclaré aligner leur cadre d’investissement sur les ODD (8).
Pour conclure, votre réflexion sur l’évolution du financement et de l’investissement rejoint ce que certains appellent la nécessaire émergence d’une « civilité internationale ». Pouvez-vous nous dire ce que recouvre ce concept ?
Avec le financement multi-acteurs du développement, il nous semble voir émerger ce que nous appelons une nouvelle civilité internationale. Par civilité nous entendons l’intériorisation progressive de nouvelles normes sociales et éthiques, notamment en faveur de la protection de l’environnement, de la responsabilité sociale, ou de la justice sociale. La civilité conduit à transformer les tensions et oppositions au sein du monde du développement en consensus acceptable par l’adoption d’un agenda commun par-delà le conflit récurrent entre idéalisme et poursuite des intérêts nationaux ou d’entreprise.
Dans une ère de remise en cause du multilatéralisme, l’enjeu de l’action collective devient de plus en plus
pressant. La question climatique par exemple revêt un caractère d’urgence croissante. Pourtant les organisations multilatérales, les sommets ou autres rendez-vous internationaux peinent à surmonter inerties et résistances de toute sorte. Si la « gouvernance mondiale », au travers de la diplomatie de sommets et la définition d’objectifs de développement mondiaux, a été un concept mobilisateur dans la décennie qui a suivi la mise en place de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) en 1995, elle paraît de plus en plus difficile à réaliser. Les autorités des nations trouvant de plus en plus difficilement des terrains d’entente, les unions régionales s’étiolant, confrontées à des pulsions centrifuges, il semble que cette civilité doive être conçue comme l’espace d’action que chaque personne morale ou physique, organisation ou individu, peut déployer, là où les États font d’autres choix. Ainsi, par exemple, si les États-Unis ont pu se soustraire aux accords multilatéraux sur le climat (en particulier la COP21), des États fédérés les appliquent, tout comme des entreprises peuvent choisir d’investir dans des processus moins polluants et les individus de recycler leurs déchets au quotidien. Tout ceci exprime l’obligation de penser
à l’échelle de la planète des politiques complexes, multidimensionnelles, qui parce qu’elles impliquent de multiples acteurs, précisément doivent pouvoir compter sur eux pour les porter, les déployer, les incarner.
L’aide au développement doit désormais contribuer à tisser une toile qui dépasse les États et institutions multilatérales et emprunte d’autres canaux : collectivités territoriales, états fédéraux, think tanks, ONG, experts, individus. C’est en ce sens que se construit cette civilité internationale, capable de dépasser
les crispations politiques et les désengagements individuels et collectifs.
Propos recueillis et mis en forme par David Robson, Partner, Investance Partners.
(1) Titre et références du livre : « Le financement du développement – Histoire et pratiques » – François Pacquement et Victoria Lickert – Karthala,
octobre 2019
(2) l’Agence Française de Développement (AFD) est une institution financière publique qui met en oeuvre la politique de développement de la France,
agit pour combattre la pauvreté et favoriser le développement durable. https://www.afd.fr/fr
(3) Selon le nom de Gro Harlem Brundtland, la présidente de la Commission de l’ONU qui a rédigé ce rapport, qui servit de base au sommet de la
terre en 1992
(4) https://www.undp.org/content/undp/fr/home/sustainable-development-goals.html
(5) - The Global Landscape of Climate Finance 2017 et global climate finance: an updated view 2018 - Climate Policy Initiative www.climatepolicyinitiative.
org
- Climate Finance Provided and Mobilised by Developed Countries in 2013-17 © OECD,2018
- Financing Climate Futures - Rethinking Infrastructure © OECD/The World Bank/UN Environment, 2018
(6) ESG : critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance
(7) Sur ce sujet voir l’article de Jean-Paul Farrugia dans la présente publication (Year Ahead 2020)
(8) Voir le communiqué de presse BNP Paribas Securities Services du 9 avril 2019
(9) Sur la civilité (en général), voir par exemple : Pinto, Louis « La civilité marchande. Agressivité et retenue professionnelles dans les activités de
vente», Actes de la recherche en sciences sociales 2017/1 (N° 216-217), p. 24-41.